Manman Dilo (récit d'outre mer)

Une aventure extraordinaire racontée par Robert Fournier.

La beteIls étaient six vététistes, ce dimanche matin, à quitter leur voiture climatisée. Une pale lueur orangée rayonne avec fraîcheur sur la piste. Christian, l'éclaireur, s'élance le premier sur le C'dale Morpho*. Éric l'imite aussitôt avec son Look brillant comme une fleur d'hibiscus. Un clic-clac résonne. Francis vient de chausser son Scott aussi léger qu'un oiseau-mouche. "Attention aux départs trop rapides, la route est longue" leur crie Daniel. A ses cotés le Giant suinte l'huile de partout. "Oublie la route, aujourd'hui c'est de la piste jusqu'au bout" lui répond Robert en caressant l'encolure de Jolly Jumper. Robert n'aime pas le bitume. Ca pue, dit-il, et c'est plein de "microbes" qui ne pensent qu'à enrhumer tout ce qu'ils voient. Derrière, Philippe enfourche lentement son Gitane. "J'aurai pas du venir, je la sens pas cette sortie" bougonne-t-il.

Finies les heures où le spad se charge d'un kilo de boue à chaque tour de roue. Voici venu le temps des pistes inondées de soleil. La ceinture nuageuse est remontée vers le nord balayer les plages des tropiques. Sur l'équateur le beau temps s'installe. La piste est sèche et large. Les six vététistes roulent maintenant de front. Le contraste entre leurs tenues bariolées et le vert de la forêt est saisissant. On dirait un arc en ciel descendu sur terre.

La piste serpente entre les mornes* chauves. La déforestation bat son plein. Les agriculteurs préparent leurs terrains pour les plantations de manioc et d'agrumes. De tous cotés, une épaisse fumée s'échappe des brûlis d'abattis*. Les bikers progressent en toussotant au milieu de cette brume âcre. Soudain des chiens apparaissent. Une bande de clébards, nourris à la viande de gibier crue, se jette sur Philippe. C'est lui qui a les plus gros mollets. "Putain, j'le savais !" s'écrit-il. Aussitôt les autres riders s'arrêtent et forment ensemble un cercle pour faire face à l'ennemi, tels les chariots d'une caravane. Les chiens aboient, les vététistes passent.

Les kilomètres défilent et la troupe s'étire. Les bosses ont commencé leur travail d'usure. Par endroits, de larges cratères, creusés par les pluies, coupent la piste, Éric et Francis, infatigables, s'amusent avec les bordures relevées. Christian, lui, boit les obstacles en bunnyssant. Au dessus de leur tête, lentement, le soleil poursuit sa rando immuable. Sans pitié il dévore une à une les zones d'ombre rafraîchissantes. Bientôt une chaleur étouffante enveloppe les vététistes et pas le moindre souffle de vent pour les rafraîchir. Le rythme chute. Plus loin, prés d'un canyon asséché la troupe se reforme. Une petite pause s'impose.

Au PK* 24, une barrière marque la fin du chemin carrossable. Au delà la piste se referme. Étroite, sauvage et imprévue, elle a tout pour plaire. La densité du sous-bois la protège des morsures du soleil. Les riders, exténués, y pénètrent avec euphorie. Vite revigorés, ils atteignent le bout de la piste peu après. Voilà trois heures qu'ils roulent. Il faut rentrer.

De retour sur la piste surchauffée, Philippe s'aperçoit avec angoisse qu'il n'a plus d'eau. Hélas ses compagnons sont dans le même cas. Bidons et camelbacks sonnent creux. "Il faut absolument trouver de l'eau, dit Robert. Je connais quelqu'un qui habite sur cette piste, il doit avoir un puits sur son terrain, allons-y". Les vététistes repartent en file indienne, cherchant dans les bordures une ombre rare. Il n'y a hélas qu'une eau tarie.

Quelques minutes plus tard, épuisés, le front ruisselant de sueur et pale des genoux, ils aperçoivent enfin le carbet* de Joseph, construit sur pilotis. "C'est pour éviter de dormir avec un tuba lors des grosses pluies" leurs dira-t-il plus tard. L'allée centrale est bordée de cocotiers. Derrière le carbet, quelques canards barbotent dans une eau saumâtre. Joseph est en train de nettoyer son abattis. Il porte, noué autour de la taille, un sac de riz vide ouvert en deux. Rien de mieux parait-il pour se protéger de la mitraille lancée par la débroussailleuse. Et sur sa tête, un chapeau de paille aux larges bords défie les rayons ardents du soleil.
- Balèze le Giro, s'exclame Francis, c'est ça qu'il nous faudrait !
- Yes, c'est le modèle tropicalisé ! lui répond Christian.

Après avoir arrêté sa catapulte à moteur, Joseph les salue. "A voir vos têtes aussi rouges que le cœur de mes pastèques, je sais ce que vous venez cherchez" dit-il en souriant. Sur la véranda un hamac suspendu invite sournoisement à une sieste prolongée. Les bikes sont appuyés contre la balustrade. Une eau fraîche coule maintenant dans les gorges desséchées des riders.

Soudain, du fond de l'abattis, montent des cris apeurés :
- Patron ! Patron ! Patron !
Joseph se lève prestement.
- C'est Clayson, mon ouvrier saisonnier, dit-il. Il lui est sans doute arrivé quelque chose. Allons voir ! .
Tous se précipitent vers la crique* qui coule au pied des palmiers pinots. Là, ils retrouvent Clayson, très agité, qui leur montre en tremblant une forme allongée près de l'eau. Joseph la reconnaît immédiatement : Manman dilo ! Le célèbre reptile aquatique, gardien des rivières ! L'Anaconda* qu'on dit condamné aux marais. Tous en ont entendu parler mais peu l'ont vu.

Les vététistes sont figés sur place, muets d'étonnement. Joseph leur crie : "Venez m'aider, il a un canard dans sa gueule !". Les eaux du marécage sont basses et les réserves de nourriture s'épuisent. Aussi l'anaconda n'hésite-t-il plus à quitter son domaine et à monter vers les habitations. Daniel, le plus physique des riders, est le premier à réagir. Tandis que Joseph bloque le corps du reptile pour l'empêcher de s'enrouler, Daniel le saisit fermement au cou et l'étrangle. Au même moment, Christian attrape les pattes du canard encore vivant et le dégage du piège mortel où il se trouvait. Les autres bikers, spectateurs, applaudissent.

Hélas ce moment de relâchement est fatal. L'anaconda, d'un mouvement très prompt, se détend gueule ouverte, pour saisir à nouveau sa proie. Mais ses puissantes mâchoires se referment sur la main qui vient à l'instant de laisser choir le canard. Christian hurle de douleur. Des dents carnassières enserrent sa main droite dans un étau de feu. Une seconde interminable s'écoule. Puis tous se jettent alors sur le reptile géant. Daniel tente de l'étrangler à nouveau. Robert, lui, sort sa pompe télescopique du sac à dos et commence à frapper à la tête. Mais la zéfal se brise sans que le serpent ne daigne desserrer les mâchoires. "Putain, il me gonfle l'animal ! dit-il impuissant.
- Vite, Clayson, va prendre le sabre, crie Joseph.
Inutile, l'ouvrier à déjà en main une pelle. Elle fend l'air comme une hache.
- Arrête, tu vas me trancher le poignet ! hurle Christian, les mâchoires crispées par la douleur.
Et d'un geste désespéré, dans un long cri déchirant, il retire brutalement sa main de la gueule de l'animal. Stupeur ! Des dents sont plantées sur le dos de sa main. Une série de dents pointues, parfaitement alignées comme de minuscules menhirs.
- Dis-donc, elle est fortiche la bestiole pour poser des percings ! s'exclame Philippe.
- Fallait pas mettre ta main dans la boite à clous, renchérit Francis.
- T'as une cassette toute neuve pour pas cher... ironise Daniel.
- Ouais et si tu avais rencontré un caïman, c'est toute la transmission que tu aurais pu changer, poursuit Éric.
Christian, groggy et vacillant sur ses jambes, les regarde. "Faites pas chiez, les filles ou j'vous les fait bouffer, ces crocs !". Puis il cherche des yeux son bourreau. Mais l'anaconda a déjà filé dans les moucou-moucou*. " Eh la bête j'ai vos dents !" lui crie-t-il, dans un rire nerveux.
"T'inquiète pas, elles vont repousser ses dents" lui répond Robert puis s'adressant à ses compagnons, il s'exclame : "Bon, les hommes de crocs, magnons-nous, il faut rejoindre nos tanières anvan soukou rivé* !"

Et c'est ainsi que les six vététistes reprirent la piste, le dos plein d'eau et la tête pleine d'images inoubliables.

Christian en fut quitte pour un long traitement antibiotique, une main bandée à réveiller une momie et surtout une bonne peur. Il se voyait déjà en Cap'taine Crochet, manchot, alors qu'il est fan de Peter Pan. Mais il porte encore dans sa chair les stigmates de sa rencontre mordante avec l'habitant des marais.

La joyeuse troupe repris le chemin des layons* le week-end suivant. Ils avaient l'habitude d'aller en forêt mais c'était la première fois que ces riders des bois cassaient ainsi du boa...

Robert Fournier
Matoury le 1er mars 2002

Petit lexique :

Manman Dilo : personnage légendaire, l'esprit de l'eau. Peut prendre plusieurs apparences dont celle d'une gracile jeune femme qui invite les personnes à la suivre dans son domaine... au fond de l'eau.
Morpho : superbe papillon aux ailes couleur bleu profond métallique.
Morne : colline.
Abbatis : terrain agricole en forêt.
PK : point kilométrique.
Carbet : construction légère, le plus souvent en bois.
Crique : petit cours d'eau, ruisseau.
Anaconda : eunectes murinus. Dépasse les 6 m. Non venimeux. La morsure peut devenir très dangereuse en raison de leur force et du risque de surinfection. Tue par constriction (responsable d'une asphyxie lente).
Moucou-moucou : plante de la famille des arums. Envahit les eaux peu profondes.
Anvan soukou rivé : expression créole désignant le crépuscule. Littéralement "avant que les ténèbres n'arrivent".
Layon : petit sentier (single-track) en forêt.

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